dimanche 29 décembre 2013

"Suzanne", Katell Quillévéré

BON. Avant de commencer, je vais le sortir de mon système : "JE... SAIS, TU N'EXISTEUH PAS, SUZANNE... POURTANT JE TE PARLE, POURTANT JE TE PAAAAAARLE..." Voilà, maintenant que ça, c'est fait, on peut y aller.


Katell Quillévéré met en scène dans son second long-métrage ce que l'on entend souvent s'appeler un "drame social". Mais c'est sur un quart de siècle qu'elle le fait : on découvre Suzanne et sa grande sœur Maria, enfants, jouer et pleurer avec leur père veuf, incarné avec force par François Damiens, avant de retrouver presque immédiatement tout ce monde dix ans plus tard. Tout le film fonctionnera de cette manière : d'ellipse en silence, les chocs et les drames seront éludés, pour ne s'intéresser qu'à l'après, aux cœurs brisés qui continuent face aux drames inexorables contre lesquels ils ne peuvent plus rien. La narration garde néanmoins une clarté impeccable dans son portrait d'une femme qui se perd et suit sa voie à la fois.


Suzanne, c'est Sara Forestier, la fervente, l'indomptable, la lumineuse Sara Forestier. Tout en gardant les qualités de joyeuse sauvageonne qui font d'elle la comédienne qu'elle est, elle s'assouplit, s'adoucit même, pour devenir parfaitement cette jeune femme, d'abord fille-mère, puis fugitive, criminelle, détenue... Mais ce n'est pas elle que Quillévéré suit pendant ses fugues : ce sont les yeux cernés de la prometteuse Adèle Haenel, sœur épuisée. Les retrouvailles ensuite se font sans heurts, avec l'évidence de l'indicible : loin des hurlements culpabilisateurs ou des violons des circonstances atténuantes, les moments d'émotion s'en feront d'autant plus bruts et étouffants.


En dépit de cela, les erreurs seront recommencées, les drames accumulés, les essais ratés, souvent. Au milieu de toutes ces petites tragédies, on retrouve Corinne Masiero dans le rôle le plus inattendu qu'on ait pu lui donner dans le film et qu'elle interprète avec le talent qu'on lui connaît. Elle symbolise tout ce que le film prétend : la force de continuer, d'essayer encore malgré le malheur que l'on ne peut pas annuler, dans une optique résolument tournée vers l'avenir. Les couleurs d'ailleurs sont vives, l'image ensoleillée, comme ce sourire final de Suzanne, "très heureuse", quand même, malgré tout : les gens qui s'aiment se voient, se comprennent, restent.


samedi 28 décembre 2013

"La Vénus à la Fourrure", Roman Polanski

Je n'avais pas du tout apprécié "Carnage", le précédent film de Polanski (dont j'ai publié la critique il y a deux ans jour pour jour, ça nous rajeunit pas, hein) une adaptation d'une pièce de théâtre dont on cherchait en vain l'intérêt. Je n'étais donc pas très motivé pour voir ce nouvel opus, d'autant plus qu'il s'agit cette fois encore d'un huis-clos et que cela parle d'une pièce de théâtre. Mais les bonnes critiques m'ont convaincu et je ne suis pas déçu.


Mathieu Amalric est une sorte d'alter-ego de Polanski : metteur en scène, il cherche désespérément une actrice pour incarner Vanda, femme dominatrice dans le roman sadomasochiste qu'il adapte en pièce de théâtre. Arrive alors Emmanuelle Seigner (et c'est reparti pour mille mots-clés Google la recherchant nue, elle ou sa sœur...) : une comédienne vulgaire et écervelée qui le convainc néanmoins de la laisser auditionner. Seigner surjoue dès lors qu'elle joue ce rôle, mais, à l'image de son personnage, se métamorphose dès qu'elle interprète le personnage de la pièce ; on en vient même à se demander si tout était prévu... Comme cette délicieuse introduction burlesque dans une avenue parisienne grise et pluvieuse.


Il faut dire que l'histoire toute entière de ce huis-clos est particulièrement bien ficelée. L'écriture est particulièrement fine et la conclusion aussi inattendue que parfaitement pensée. Les niveaux de lecture se superposent, puis se croisent, pour finir par se mélanger, se confondre et même se rassembler. La Vanda comédienne est-elle une Vanda-personnage, ou bien une autre version d'Emmanuelle Seigner, ou encore cette apparition de Vénus que les acteurs s'amusent à invoquer ? Et ce Thomas, est-il artiste incompris, soumis refoulé ou machiste incorrigible ? Peut-être tout cela, alors que les rapports de force théâtraux se rapportent à la hiérarchie entre actrice et metteur en scène, et aussi aux relations homme-femme, entre amour et dégoût, souffrance et plaisir.


Cette fois, Polanski parvient à merveille à trouver les limites entre le théâtre et le cinéma, jusqu'à jouer avec elles, exploiter pleinement le potentiel de la rencontre de ces deux arts. Le film ne ressemble jamais à du théâtre filmé et, à vrai dire, n'est jamais imaginable en pièce : l'abord cinématographique est indivisible, mais à travers ce prisme, le théâtre est présenté dans un écrin qui le sublime. La mise en scène théâtrale et la mise en scène filmique opèrent en synergie pour venir davantage brouiller les pistes au milieu du sujet complexe entrepris par le réalisateur avec une intelligence honnête et désarmante.

samedi 21 décembre 2013

"Les Garçons et Guillaume, à table !", Guillaume Gallienne

T'as vu t'as vu le succès du box-office qui parle de djendeur ? Mais si, mais si, c'est le spectacle de théâtre, là, à propos de la fiotte qui n'en était pas une, ça a bien marché alors le gars en a fait un film et ça cartonne.


Guillaume Gallienne est sur tous les fronts dans ce qui apparaît clairement comme le projet de sa vie. Bien entendu, il joue le rôle de sa mère, avec un talent indéniable et assez incroyable, et, pour son propre rôle, déploie de rares capacités de comédien. De plus, pour cette adaptation au cinéma dont il aurait apparemment toujours rêvé, il choisit le parti-pris intéressant d'en conserver l'origine théâtrale. La mise en scène porte bien son nom : elle passe ici par des séquences qui rythment le film et où Guillaume Gallienne, narrateur, acteur, raconte son histoire sur les planches. Cela permet quelques procédés vivifiants, parmi lesquels les apparitions fantasmées de la mère, ainsi qu'un double-jeu qui porte plus loin la mise en abyme sur l'autofiction.


Mais dans la transition, la structure du film est un peu déséquilibrée. Tout d'abord, certaines blagues fonctionnent beaucoup moins bien, et beaucoup d'anecdotes qui devaient très bien passer en tant qu'apartés deviennent ici sketchs superflus, notamment les scènes de l'inattendue Diane Kruger. De manière générale, l'histoire glisse, parfois, un peu : les questionnements du personnage constituent le sujet principal, bien sûr, mais cela manque rapidement d'enjeu autre que l'auto-contemplation bourgeoise. Cela ne l'empêche pas de toucher très juste, par moments : aussi bien dramatiquement, sur les sujets de l'exclusion, de la discrimination, de la solitude et de la différence, que comiquement, avec en tête la délicieuse arrivée en Angleterre ("It's good for the health!").


On grincera davantage des dents face aux fréquents clichés sur les femmes, les arabes, etc. La résolution majore ce scepticisme dans ce qu'elle soulève. Certes, cette histoire est toujours présentée comme celle, unique, de son auteur, sans jamais prétendre à un caractère universel. C'est sans doute pourquoi elle ne se mouille jamais vraiment sur le sujet de la transexualité ; néanmoins sa fin façon solution psychanalytique de bas-étage (la mère castratrice !) à un problème qui n'était pas censé en être un a des relents d'une droite conservatrice et normative qui s'accorde d'ailleurs très bien avec l'univers des personnages... On préfèrera donc ne pas analyser trop en profondeur cette gentille comédie, au risque d'y trouver, sous couvert de l'honnêteté de parler du sujet, beaucoup de malaise et de méconnaissance quant au genre ; on se contentera de faire comme tout le monde et de sourire sans réfléchir, pire, sans être amené à réfléchir.

mercredi 18 décembre 2013

"The Hobbit : The Desolation of Smaug", Peter Jackson

Je n'ai pas vu le premier volet de cette trilogie, mais j'ai lu le livre dont elle est tirée. J'en garde un souvenir assez tendre et parfois un peu flippant. Le film fait un tout autre effet.



Bon, ce n'est pas une catastrophe, pas du tout. On est certes loin de l'épique hypertrophié du "Seigneur des Anneaux", mais on ne tombe pas non plus dans le navet sauce fantasy. On retrouve avec plaisir la transposition grand écran de l'univers de Tolkien et de sa richesse ici bien exposée lors des rencontres successives des Nains et du Hobbit avec les Orques, les Elfes, les Hommes, dans des décors bien sûr luxuriants quoique bien moins mis en avant que ce qu'on aurait aimé. La sensation de la menace qui se prépare dans ce prequel amène une dimension supplémentaire, bienvenue celle-ci, à l'histoire. Mais le film n'échappe pas aux énormes pièges du genre : en plus de la fatigante chance irréaliste des héros, plusieurs moments sont à se taper la tête contre le mur tant un tel degré de stéréotype kitsch devrait être interdit en salles. Le plus évident reste bien sûr cette histoire d'amour forcée entre une Elfe rebelle et le seul Nain (plus que) potable de la bande, dont chaque seconde est aussi fausse que superflue.



Si cette storyline est parfaitement inutile, hormis le quota "romance" que les scénaristes se sont sentis obligés d'ajouter pour une raison que l'on ne veut pas connaître, elle est loin d'être la seule. On s'en doutait en apprenant que ce qui devait initialement être un diptyque deviendrait, en un coup de bâton magique, une trilogie d'autant plus lucrative. Le film est extrêmement bavard et on ne comprend pas pourquoi il a besoin d'être si long si c'est pour raconter aussi peu de choses. Ses scènes s'étirent en longueur (un peu comme mes critiques) : chacune d'entre elles pourrait perdre une bonne minute, que ce soit des scènes de combat qui se répètent dans la surenchère tantôt comique, tantôt juste ennuyeuse, ou dans les dialogues patauds. Cette langueur est amplifiée par un scénario simpliste dont le caractère extrêmement feuilletonnant est certes efficace mais a poussé certains critiques à comparer la construction du film à un jeu d'arcade type "Donkey Kong" : problème-résolution-niveau suivant.



L'occasion de remarquer la qualité toute relative des effets spéciaux, dont tout le budget semble être passé dans le très beau dragon, au détriment de nombreuses inclusions sur fond vert complètement dégueulasses et autres effets kitsch façon Windows Movie Maker (oui, Sauron, c'est à toi que je parle). Concédons cependant que cela ne gâche pas un plaisir certain, porté surtout par un casting copieux : on retrouve Lee Pace méconnaissable et serpentin, Orlando Bloom vieilli et nonchalant, Aidan Turner "plutôt grand pour un Nain", Richard Armitage inspiré, Evangeline Lilly toujours oubliable... Mais surtout, surtout, Martin Freeman, choix en fait parfait pour le rôle, auquel il sait apporter, sans en délaisser le côté un peu sombre, une légèreté inattendue et salvatrice.



lundi 16 décembre 2013

"Casse-Tête Chinois", Cédric Klapisch

Ben oui, on a tous vu "L'Auberge Espagnole", puis "Les Poupées Russes". Schématiquement, le premier symbolisait la folie joyeuse de la vingtaine, le second le réveil soudain de la trentaine. La boucle est bouclée, sans doute, avec "Casse-Tête Chinois" qui vient achever la trilogie par la complexité évidente de la quarantaine.


On retrouve donc Xavier, le désormais irrésistible Duris à qui on pardonne ses quelques accès de surjeu, comme on recroiserait une connaissance du lycée : on n'était pas si proches et pourtant on est super contents de se demander des nouvelles. En ce qui le concerne, "c'est compliqué" : il vient de se séparer de Wendy (magnifique Kelly Reilly) qui part refaire sa vie à New York avec leurs deux enfants, qu'il décide de suivre... L'occasion d'emménager temporairement chez Isabelle, campée par Cécile de France que l'on redécouvre avec plaisir dans un rôle affiné auquel elle sait apporter la maturité nécessaire, et à qui il a accepté de donner son sperme pour une insémination artificielle (la PMA, elle est à nous...). Et pour compléter le tableau, beaucoup de péripéties loufoques, parmi lesquelles Audrey Tautou revient dans le rôle de cette Martine mal définie qui ne lui a jamais vraiment convenu, mais qu'elle semble attraper juste à temps.


Les retrouvailles ne s'arrêtent pas là : Klapisch lui-même reprend sa recette habituelle. New York lui offre l'écrin cinématographique éternel, dont il sait profiter par une réalisation claire et aussi foisonnante que son histoire. Celle-ci, encore une fois, part dans tous les sens et finit par se redresser en quelques considérations philosophiques simples mais efficaces. Dans l'entre-deux, s'enchaînent des gags pas toujours bien sentis, d'autres plus réussis, des erreurs, des quiproquos, des pauses, des absurdités et une myriade de clins d’œil. Le niveau - et c'est surprenant - est en fait similaire à celui des deux premiers volumes, dont il vient finaliser le propos avec une évidence insoupçonnée : c'est-à-dire que le film est un peu foutraque, pas toujours creusé mais globalement agréable.


On reconnaîtra à ce "Casse-tête chinois" une résolution assez inattendue quoi que facile avec le recul ; mais elle marquera surtout pour le changement de perspective qu'elle introduit soudain sur tout ce que le film disait jusque là. Cette acceptation pure et simple du casse-tête, cette décision que ce n'est pas si grave. Klapisch, qui semble extatique à l'idée de retrouver toute son équipe, ne peut s'empêcher d'ajouter une dernière séquence de flash-backs et de conclure par une réplique niaiseuse ; on préfèrera s'en tenir à la première fin, bien plus réussie dans cette dualité entre fiction et réalité qui intéresse. Au final, on retiendra ce qu'on voudra de la gentille trilogie de Klapisch : peut-être bien le portrait d'un grand gamin qui avait peur de grandir mais qui, tout à coup, se rend compte qu'il l'a fait sans s'en rendre compte, et dont les mini-révélations successives sont simples mais suffisantes. Et peut-être nécessaires ?


lundi 9 décembre 2013

"Hunger Games 2 : L'Embrasement", Francis Lawrence

Je suis allé voir la suite de ça, le premier film que j'avais moyen aimé. Bon, j'avoue qu'à l'époque, je ne savais pas que la trilogie était tirée d'une saga de livres et j'avais donc, à tort, interprété la fin comme une façon hollywoodienne d'assécher la vache à lait, alors qu'en fait, tout cela était prévu. Mea culpa. (Il n'empêche que c'était pas non plus ouf, ouf, hein.) Et en voyant que la critique (même les Inrocks, les gars ! même les Inrocks !) reconnaissait les vertus de cette suite, j'ai décidé de me faire un petit blockbuster dans une salle ENOOOOORME avec un écran ENOOOOORME parce que, une fois de temps en temps, ça fait du bien par où ça passe. (Je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. Je vais enchaîner avec la critique.)


Il est évident que ce deuxième volet est largement plus réussi que le premier, parce qu'il sait axer sur les forces de la narration. Tout d'abord, il développe ce qui avait bien fonctionné dans le premier, l'histoire lui permettant d'explorer davantage ce monde dystopique dans lequel les personnages évoluent. Au début du film, Katniss et Peeta (c'est quand même moyen comme noms mais passons) font le tour des douze districts. (Aucune explication n'est donnée quant au fait que l'un d'entre eux ne regroupe que des blacks, sans doute le fameux quota ethnique rentabilisé en un lieu.) L'occasion d'approfondir une mythologie apparaissant assez riche. On aimerait d'ailleurs en voir encore plus, et c'est le seul moment où les deux heures et demie du film font preuve d'un rythme un peu trop soutenu, là où il est parfaitement maîtrisé par la suite en ne laissant place à aucune longueur, ni raccourci.



L'arrivée au faste du Capitole amène son nouveau lot de costumes extravagants et de décors colorés, entre quelques rares déceptions quant aux effets spéciaux... Mais cette fois, sur fond de lutte des classes. Et pour cause : les anciens des Hunger Games sont rappelés dans un nouveau combat anniversaire, mais il apparaît clair que plus personne ne veut de cette tradition. Les intéressés redoubleront de stratagèmes pour échapper à la décision; et le personnage d'Effie, notamment, viendra mettre en lumière cette contradiction inédite, en bénéficiant d'un développement aussi inattendu que bien senti. Il apparaît clair, en réalité, que Francis Lawrence veut mettre l'accent sur l'aspect adulte et noir de l'histoire : le film, soudain, se fait presque subversif, en portant haut et clair un message de rébellion contre l'injustice du système établi. C'est ce qui fait l'intérêt de ce second volume : il devient porteur d'un sens, certes en accord avec son statut premier de film adolescent, mais surtout intrinsèquement actuel, universel et vif.


Jennifer Lawrence doit, par son personnage, prendre cette responsabilité sur ses seules épaules. Elle s'en sort convenablement, soutenue par un scénario qui joue sur l’ambiguïté des intentions de Katniss, hésitante à accepter le rôle de symbole de la révolution. Pour parvenir à ce stade, les péripéties de la seconde partie du film s'enchaînent à une vitesse folle mais expliquée par la cruauté affichée des organisateurs. Elles n'échappent pas à une prévisibilité certaine, aux quelques facilités du genre et au recours à des personnages secondaires très stéréotypés, mais restent assez haletantes et prenantes : le coup de maître final (habituel?) est d'ailleurs indéniablement badass.


Les différentes révélations ne sont jamais complètement choquantes, car les ficelles se veulent sans doute plus visibles pour être compréhensibles. Mais on appréciera ce qu'elles préparent : un dernier épisode qui s'annonce sans doute encore plus axé sur cette portée révolutionnaire que l'on attendait pas de "Hunger Games". C'est bien la décision de redresser l'histoire là-dessus, au lieu de se cantonner à un épuisant triangle amoureux adolescent, réduit ici à un plan marketing et au strict mimimum de quelques scènes qui semblent très forcées (sans doute pour satisfaire les ados fans), qui redonne une couleur méritoire à la série, dont on attend désormais, et contre toute attente, la suite.


(Par ailleurs, je suis totalement team Gale, c'est une évidence.)

jeudi 5 décembre 2013

"Inside Llewyn Davis", Ethan & Joel Coen


L'acclamé nouveau film des frères Coen met en scène un musicien raté dans le New-York des années 60. Les péripéties foireuses de sa vie, sur quelques jours, entre squats, concerts et mauvais plans, maintiennent l'intérêt toujours avide dans ce portrait d'un homme aussi perdu que la génération actuelle. L'apparente complexité de sa situation, qu'elle soit due aux obstacles qu'il se crée, à ses difficultés relationnelles ou juste au cercle vicieux de la précarité, alterne entre comédie douce-amère et drame fataliste avec fluidité et sans misérabilisme. Les contrariétés sont acceptées; assimilées; occultées.


Le film se pare d'une grande élégance formelle : la clarté de la mise en scène, la froideur hivernale de l'image et la propreté de la réalisation laissent de côté l'habituel attrait pour l'enthousiasme loufoque, pour mieux servir le réalisme de la narration. Ce soin tout singulier, presque poétique, porté par les réalisateurs garde une agréable tonalité indie, et passe également par les dialogues ciselés constituent une des grandes réussites du film. Seule Carey Mulligan surprendra par sa performance assez décevante dans un rôle assez différent de ses habitudes.


Oscar Isaac, quant à lui, parvient à se mettre en adéquation totale avec le propos du film et à le personnifier par une interprétation aussi sensible que réfléchie : son Llewyn devient perdant attachant, connard agaçant, artiste incompris, paumé universel. La richesse des thèmes qu'il touche par ses rencontres et ses ennuis se couple à un regard bienveillant qui éclaire le drame en musique. Même si, pour une raison inconnue, il n'est pas réellement marquant, c'est bien en cela que "Inside Lllewyn Davis" est un film intéressant et réussi.


mardi 3 décembre 2013

"La Marche", Nabil Ben Yadir



J'ai remarqué la chose suivante à propos des conversations sur les films ; souvent, la conclusion en est : "il faut aller le voir", ou son inverse. Parfois, cela prend même la forme de la naïve question correspondante : "Il faut aller le voir ?", comme si l'ensemble de l'histoire du cinéma se divisait en deux parties inégales, celle des films pour lesquels il n'est pas nécessaire de se déplacer, et celle de ceux où il le "faut". Une sorte d'obligation venue d'en-haut, indicible, insécable, injustifiable. Aussi, au sujet de "La Marche", inspirée de faits réels en 1983, pour une fois, je ne rédigerai pas de longue critique verbeuse et prétentieuse comme à ma tendre habitude. De toute manière, j'en serais incapable. A la place, je vous dirai juste : il faut aller le voir. Il le faut.

lundi 25 novembre 2013

"Gravity", Alfonso Cuarón

Mettons-nous d'accord tout de suite, et tenons-le-nous pour dit : "Gravity" est très, très joli. Mieux encore : c'est une expérience visuelle inédite qui, à elle seule (et c'est bien là le problème), justifie le détour (et la découverte que les lunettes 3D ne sont plus qu'à un euro, ce qui est toujours ça de pris, (même si personnellement j'avais gardé celles d'"Avatar" dans le tiroir où je range mon passeport pour une raison qui m'est inconnue)). Tout le monde s'accorde à le dire, et à juste titre : la 3D, pourtant bien trop utilisée actuellement dans les UGC et autres Gaumont sans autre raison que celle de l'effet de mode, trouve ici sa raison d'être. Elle est léchée, peaufinée, et aussi fine qu'immanquable.


Tout le film a été pensé pour cette immersion en profondeur du spectateur dans un milieu aussi célèbre qu'inexploré. On flotte, on tourne, on vacille donc avec ces personnages dans l'espace, et de très habiles mouvements de caméra viennent renforcer cette impression insolite qui vaut presque les brûlures oculaires que procure une heure et demie de lunettes 3D poussiéreuses. S'ajoutent à cela des effets spéciaux souvent époustouflants, une mise en scène extraordinaire, au sens premier du terme, et une prouesse technique aussi mystérieuse qu'impressionnante ; et on ne peut nier que le tout nous cloue sur notre siège à de nombreuses reprises. On ne peut pas faire autrement : on est pris en otage avec la protagoniste, car on se prend aussi les mêmes débris en pleine face.



Quel est le problème, alors, me demanderez-vous ? Parce que bon, vous commencez à me connaître, vous savez bien qu'il risque d'y avoir un problème (et puis de toute façon je l'ai glissé au début, pour ceux qui suivent). Et vous avez raison. Tout d'abord, la faiblesse extrême du scénario : au nom de cette beauté visuelle qui reste, quoi qu'on en dise, le but principal du long-métrage, se succèdent sans fin des péripéties répétitives et de plus en plus poussives, ancrant ce supposé chef-d’œuvre dans le genre du film d'action/catastrophe américain lambda. Ces situations périlleuses simplement posées les unes à la suite des autres, sans vraie articulation, laissent Sandra Bullock peiner à trouver une façon crédible de parler toute seule et s'épuisent dans un enjeu qui s'essouffle.


Et on touche ainsi au noyau du problème de "Gravity" : soudain conscient qu'il n'a à proposer que de très jolies images, il veut nous faire avaler la couleuvre qu'il porte un symbolisme profond. Bon, passe encore : la parabole de la femme détruite qui décide de se battre pour la vie, on a fait plus original, mais si ça peut servir de fond à ce charmant écrin, je veux bien prendre. Le problème, c'est que, comme on l'a établi, le film n'est rien d'autre qu'un film d'action catastrophe américain lambda (ou "FACAL" ; j'ai un peu fouillé mon cerveau pour trouver une autre appellation dont le sigle formerait un malicieux "fécal", en vain - cher public, je suis à l'écoute de tes propositions). Aussi quand il veut instiller du symbolisme, il trouve certes quelques clés, mais comme il tient vraiment à ce que tout le monde (même toi, la fille au fond qui commente à voix haute "olala j'ai peur", "ha tu vois je t'avais dit que ce serait lui", "attends j'ai pas compris"...) capte bien le sens de sa métaphore, il commet l'erreur la plus impardonnable : il explique.


Explicitement, comme on raconte pourquoi la blague qu'on vient de raconter et qui vient de faire un flop est drôle, la narration appuie bien sur le symbolisme, le prémâche et le fourgue tout prêt à consommer à son spectateur, histoire que celui-ci ait bien l'impression d'avoir été le témoin d'une œuvre d'art. Dans un film qui contient peut-être quinze minutes de dialogues (ou plutôt de monologues embryonnaires), cela passe encore moins inaperçu. Et on se sent encore plus pris pour des cons, jusqu'à ce que la fin vienne nous rassurer : non, non, c'est pas nous, les cons, c'est bien celui qui a dessiné sur le storyboard les derniers plans, pas peu fier de son choix si audacieux de la contre-plongée. Très honnêtement, ça ne regarde que moi, mais j'aurais préféré mille fois qu'on se contente de me montrer de jolies images, plutôt que d'essayer en plus de me faire croire que le sens profond est d'une intelligence à toute épreuve alors même qu'on l'exhibe avec aussi peu de subtilité.

lundi 11 novembre 2013

"Un Château en Italie", Valeria Bruni Tedeschi

C'est l'histoire d'une femme riche. Le grand manoir paternel en Italie doit être vendu ; le frère se meurt du sida ; la mère gère comme elle peut le décalage entre le rythme de vie et les finances persistantes ; un ami de la famille les harcèle pour être entretenu ; et Louise, quarantenaire en mal d'enfants, tombe amoureuse d'un comédien de vingt ans son cadet.

ouh qu'elle est vilaine cette affiche

Alors, oui, c'est sans doute ce genre de film ultra-bobo, acclamé par Télérama et les Inrocks et suivi par Assurément ! On y parle de problèmes de riches, de l'angoisse existentielle d'une quarantenaire qui s'ennuie, de relations floues entre personnages profondément névrosés. Le "film français" par excellence - en tout cas au sens que ses détracteurs lui donnent. Il n'empêche que le scénario de Valeria Bruni Tedeschi, coécrit notamment avec la merveilleuse Noémie Lvovsky, se tient absolument dans une cohérence admirable.


On est bien sûr plongé en pleine autofiction : le frère de Bruni Tedeschi est lui-même décédé du Sida, elle a été cinq ans en couple avec Louis Garrel casté ici dans son "propre rôle", et elle est elle-même une actrice dysthymique abandonnée à la richesse de la dynastie familiale. Pourtant, ce processus se fait sans douleur ni exhibitionnisme : on sent dans cette histoire, au-delà d'une velléité de mise en scène narcissique, une volonté d'écrire sur ce que l'on connaît, de retransmettre une vie telle qu'elle se déroule, dans un quotidien nonchalant qui ne suit pas un lit narratif conventionné.


Aussi le film a été beaucoup apprécié pour un supposé mélange des genres, mais il apparaît en fait que les situations, comme le reste, se trouvent toujours sur le fil. La comédie naît d'une souffrance peu risible qui trouve là une extériorisation légère ; et quand la violence jaillit, on la sent aussi passionnée qu'inoffensive. Ainsi les genres ne sont pas mélangés : ils sont fusionnés. Les dialogues regorgent d'un réalisme qui colle avec les quelques minauderies de l'actrice principale, tandis que Louis Garrel y trouve un rôle certes sur mesure et parfaitement dans ses cordes, mais en conséquent maîtrisé. Seule Céline Sallette n'est pas mise en avant : comme son personnage jamais vraiment inclus dans la famille, elle sera peu filmée, ou alors de loin, pas directement, pas vraiment ; pourtant sa performance est très travaillée.


On peut ne pas comprendre ou ne pas être touché par ce qui peut sembler un marivaudage auto-psychanalytique qui ne fait que poursuivre ce que "Actrices" commençait. Mais l'application de Valeria Bruni Tedeschi à représenter avec ferveur son histoire dans toutes ses dimensions, tous ses détails et toutes ses complications, quitte à ce qu'elle en devienne bigarrée, constitue la captivante réussite d'une artiste qui parvient à dire ce qu'elle souhaite exprimer. Le fond en est discutable, bien sûr, tant le trouble métaphysique de la réalisatrice comme de sa protagoniste peuvent sembler vains et superficiels ; mais cette honnêteté affranchie ne l'est que très peu.

jeudi 7 novembre 2013

"Snowpiercer, Le Transperceneige", Bong Joon Ho

Adapté d'une bande dessinée française (mais ça ne me fera pas dire "cocorico", je crois que c'est là une des habitudes les plus détestables de l'histoire de la communication), ce film de science-fiction dépeint un avenir proche où, souhaitant arrêter le réchauffement climatique en injectant un produit dans l'atmosphère, les humains enclenchent une nouvelle ère glaciaire... Les seuls survivants embarquent à bord d'un train qui fait le tour du monde, désormais en boucle : les plus fortunés festoient en tête de train tandis que les pauvres sont entassés en queue. Mais tout va être bousculé par une révolte menée par Curtis qui tentera d'avancer de wagon en wagon pour renverser cette injuste hiérarchie.


L'idée de base est donc très intéressante : au-delà du message écologique, la prémisse sous-tend la paresse de l'être humain qui préfère une solution radicale risquée à des mesures préventives contraignantes mais efficaces. Ensuite, se met en place l'évidente allégorie sociétale à travers le microcosme du train : la lutte des classes se dessine et les frontières entre le bien et le mal sont si habilement brouillées que l'issue de l'histoire demeure entièrement mystérieuse, avant de trouver une conclusion très adaptée. On ne regrettera, sans trop en dire, que cet éternel consensus sur l'innocence infantile, qui y replace malheureusement un manichéisme jusque là savamment évité. Mis à part ce faux-pas, sont produites de fascinantes réflexions sur la garance de l'ordre établi, le sens du sacrifice, la justification du crime, l'injustice au nom de la collectivité. Si toutes ces questions philosophiques proviennent probablement de la bande-dessinée en elle-même, elles sont richement conservées, et même mises en exergue, par la narration du film.


Cette dernière se fait d'ailleurs trépidante : la stratification de l'histoire par chaque passage de wagon procure un rythme haletant et un suspense prégnant qui rendent l'action captivante. La réalisation lui rendra cependant peu justice : si elle est convenable, elle manque d'efficacité, d'audace et de clarté, notamment dans les scènes de combat. Entre quelques effets spéciaux un peu décevants et de nombreuses révélations inattendues et mises en place (la plupart du temps) avec soin, d'autres moments trouvent le temps de mettre en place un univers particulier au milieu de splendides décors. Là, évoluent des personnages secondaires parfois trop effacés : Luke Pasqualino trouve ici un rôle inattendu mais (heureusement?) quasi-muet, tandis qu'Octavia Spencer fait ce qu'elle fait le mieux. En face se placent des protagonistes plus impressionnants : Chris Evans interprète plutôt bien un rôle principal qui frôle parfois le stéréotype avant de s'en éloigner avec brio. Et surtout, l'immense et merveilleuse Tilda Swinton rend son personnage aussi comique que perturbant.


Au total, l'acclamation par la critique de "Snowpiercer" est compréhensible : le film offre de la science-fiction à la fois divertissante, riche, intelligente et trépidante. Il s'éloigne suffisamment des conventions du genre tout en conservant ce qu'il s'y trouve de meilleur. Et il s'attache surtout à ne pas reproduire les erreurs d'autres adaptations du type : il n'en extrait pas seulement un univers visuel et une action condensée, mais prend au contraire le temps d'y instiller le noyau moral et idéologique. Cela fait de l’œuvre ce qu'on est en droit d'attendre, ni plus, ni moins, des films d'action dystopiques au cinéma.


dimanche 3 novembre 2013

"Gabrielle", Louise Archambault


Gabrielle est atteinte du syndrome de Williams : elle est déficiente intellectuelle. A Montréal, elle habite dans un centre de personnes atteintes de troubles similaires et vit sa vie entre les moments passés avec sa grande sœur Sophie, la chorale où elle chantera bientôt sur scène avec Robert Charlebois (réelle vedette canadienne) et Martin, rencontré dans cette chorale, dont elle est tombée très amoureuse.


Je ne veux pas commencer à parler de respect envers les personnes handicapées mentales, je ne veux pas raconter à quel point le film ouvre les yeux du spectateur sur tout ce qu'elles ont à lui apprendre en termes de sincérité, de simplicité et d'honnêteté, je ne veux pas insister sur la façon extraordinaire avec laquelle Louise Archambault met en scène une protagoniste incroyablement touchante dans sa générosité absolue, sa volonté de liberté inassouvissable et son humanité sentimentale qu'on a tendance à toujours, toujours oublier. Je ne veux pas parler de tout ça parce que moi, comme beaucoup de chroniqueurs dont j'ai pu lire les critiques, je risque alors de tomber dans les bons sentiments, la consensualité, la démagogie. Et ce ne serait pas rendre justice au travail exemplaire de la réalisatrice sur le sujet. Alors, la meilleure façon d'aborder la chose est de vous conseiller d'aller voir le film pour juger par vous-même de la tendresse avec laquelle on aime immédiatement Gabrielle.



Le personnage comme l'actrice, qui est bien sûr elle-même atteinte de cette maladie. On se demande bien sûr comment le tournage s'est déroulé, puis on se rend compte que tout a dû avoir lieu avec la même évidence que dans le film. Aussi Gabrielle Marion-Rivard interprète son rôle avec enthousiasme, bonheur et vérité, sa présence lumineuse fait du film ce qu'il est et se marie à merveille avec une mise en scène délicate et claire. Mais c'est en se penchant sur le personnage de Martin qu'on s'étonne : Alexandre Landry n'est, quant à lui, pas déficient mental. Et il était impossible de s'en douter, tant son jeu est subtil et fin, tout en demeurant très respectueux et attentif. A deux, ils dessinent une histoire d'amour dont on ne sait plus si elle est singulière ou banale, ce qui prouve bien l'extrême réussite du long-métrage.



C'est donc un petit film sans prétention, mais qui touche parfaitement juste : la relation de Gabrielle avec sa sœur (Mélissa Désormeaux-Poulin) est parfaite et le rôle de la mère, détachée car perdue, est très intéressant également, tout comme celui, opposé, de la mère surprotectrice de Martin. La relativement faible quantité d'action ne dérange pas car, comme dans la vie de Gabrielle, une contrariété devient un drame, une course un défi, un amour une raison de vivre. En cela, "Gabrielle" rend compte d'une minorité oubliée avec un soin infini, et cette œuvre humble peut se targuer de se montrer indispensable alors même qu'on en avait omis l'urgente nécessité.


jeudi 31 octobre 2013

"La Vie d'Adèle", Abdellatif Kechiche

Tout le monde le sait : "La Vie d'Adèle", Palme d'Or de Cannes 2013 et sujette à controverses diverses et variées, parle d'une histoire d'amour entre deux femmes : Adèle, donc, jeune lycéenne qui commence à prendre conscience de sa différence ; et Emma, lesbienne assumée, artiste bobo en devenir et cheveux bleus. La première chose qu'il convient de préciser tant son impact sur l’œuvre sera maximal est que le film dure trois heures : cette vie d'Adèle est donc une épopée, et si le film gagnera ainsi en richesse de thèmes, et bien qu'un certain rythme parvienne tout de même à être adopté en évitant des longueurs excessives, cette logorrhée d'une rare mégalomanie grèvera de nombreux aspects du film, si ce n'est tous. La seconde chose qu'il faut retenir est que le film, s'il n'est pas aussi décevant que ce qu'on aurait pu imaginer au vu de la bande-annonce et des diverses polémiques, ne mérite en rien une Palme, quelle qu'elle soit.


Aussi rencontre-t-on Adèle ; et c'en est presque là une surprise : il s'agira bien de "la vie d'Adèle", et pas simplement de la relation amoureuse sulfureuse qu'on nous aura vendue. C'est ce qui sauvera le film : l'histoire passionnelle qu'Adèle partage avec Emma est bien évidemment prépondérante, mais ne le résume pas à elle seule. Se dressera surtout le portrait d'une jeune fille rêveuse, hésitante, hardie, puis d'une jeune femme décidée et d'une admirable humilité. Adèle Exarchopoulos délivre là une performance brillante, à peine enrayée par, encore une fois, la durée du film qui finirait presque par nous en lasser. A l'inverse, Léa Seydoux à son côté pose un problème : elle n'est pas crédible un seul instant en tant que lesbienne. C'est donc la plupart de ses scènes qui prend l'eau lamentablement dans cette erreur de casting. Pourtant, dans celles où son intention de jeu dépasse la simple homosexualité, et où elle peut interpréter avant tout une artiste ou une femme bafouée, elle prouve un certain talent, malheureusement gâché dans un rôle qui ne lui convient pas le moindre gramme.


Mais c'est en réalité toute la problématique homosexuelle qui est (et il fallait s'en douter) abordée de façon erratique. Prenons bien sûr la représentation version pornographie phallocrate de la sexualité entre femmes... Mais aussi le manque de subtilité général dans la façon bien trop brutale et simpliste dont cette jeune adolescente accepte son homosexualité. Cela donne l'impression que Kechiche a gentiment recraché différentes idées théoriques entendues à droite et à gauche sur la question, mais n'a jamais vraiment étudié son sujet... Pas de la façon viscérale et profonde qu'un tel projet l'exigeait. Impression tristement renforcée par des polémiques moins mises en lumière, avec surtout le refus du distributeur de projeter ce film au "Jeudi c'est Gay-Friendly", qui laissent à croire que la volonté de représenter, et de façon aussi graphique, une histoire d'amour entre deux femmes tenait davantage de l'envie de faire parler de son film, que de l'engagement, ou ne serait-ce que de la compréhension des problèmes actuels à ce sujet.


Aussi le film oscille inconfortablement entre le médiocre et le très bon, rendant ce mastodonte (par la taille, l'enjeu et la réputation) difficile à évaluer tant il se vautre sur toute question lesbienne tout en prouvant une certaine qualité sur le reste. Aussi sera-t-il surprenant et intéressant que le film se recentre ensuite sur une sorte de réflexion sur la lutte des classes et avec une certaine justesse, cette fois, dans son analyse des incompréhensions amoureuses. De la même manière, les dialogues touchent parfois très juste ; mais la réalisation, si elle est plus que correcte avec une photographie lumineuse et une mise en scène réfléchie, présente plusieurs fautes de goût qui viennent enrayer le travail, notamment certains plans léchés mais filmés par une caméra tremblante. De manière générale, on peut dire que les qualités du film seront répétées ad nauseam durant ses trois heures, les rendant de moins en moins remarquables.


Il est évident que le film ait pu plaire : cette infiltration intime dans l'univers d'une jeune femme sait se montrer captivante. Et l’œuvre peut peut-être même donner l'illusion factice de rendre justice à une minorité encore très peu visible dans les productions actuelles. Mais on ne pourra en réalité que regretter le traitement plus qu'erroné du sujet. Kechiche a peut-être fait un joli film sur la forme et a sans doute maîtrisé tout ce qui ne concernait pas ce qu'il a malheureusement présenté comme son sujet principal. Mais celui-ci, en rétrospective, semble avoir été abordé pour le mérite, pour l'actualité, pour la provocation, pour l'originalité, mais sans trop y plonger les mains, surtout, sans vouloir trop s'y mouiller. Quel dommage, Kechiche : le reste, passe encore, mais ça, c'est impardonnable.